Depuis les premiers soulèvements palestiniens contre l’émigration massive des juifs en Palestine et la création de l’Etat d’Israël à l’issue de combats violents, les civils palestiniens ont payé un lourd tribut. Depuis, chaque génération a dû affronter des conditions de vie particulièrement difficiles, de façon continue pour ceux qui vivent dans des camps de réfugiés, et par crises cycliques pour tous ceux qui vivent en Palestine occupée, en Jordanie, au Liban, en Israël, en Irak ou plus récemment en Syrie. Les enfants d’aujourd’hui sont les héritiers de cette longue histoire de vie d’exil, d’occupation ou de déplacements forcés qui a façonné leur identité et les a rendus partie prenante dans un conflit dont ils subissent chaque jour la violence. Ils sont les dépositaires de la mémoire et les témoins des humiliations de leurs parents qui se répètent, génération après génération.
Les enfants face à l’armée israélienne
C’est l’Intifada qui a mis les enfants palestiniens sur le devant de la scène ; pour la première fois ils n’apparaissent pas seulement comme victimes de la violence du conflit mais aussi comme acteurs dans une révolte populaire. La politisation de ces « enfants des pierres » surprend même leurs parents et leurs enseignants ; elle renforce leur résilience en même temps qu’elle les sort trop vite de leur enfance. Leur engagement leur vaut de payer un lourd tribut. De décembre 1987 à juin 1989, sur 649 victimes 22,3% ont moins de 17 ans. Des centaines d’enfants sont blessés et restent handicapés à vie ; leur cursus scolaire est perturbé ; beaucoup développent des troubles psychologiques qui sont par exemple documentés par les publications du Gaza Community Mental Health Center.
Se succèdent ensuite des périodes où ils sont confrontés tantôt à des traumatismes aigus, surtout pendant la deuxième Intifada et pendant les épisodes d’offensives militaires israéliennes (siège de Jénine, guerres de Gaza à répétition), tantôt à une accumulation de traumatismes à bas bruit et à une violation permanente de leurs droits les plus élémentaires. Ces violations sont documentées régulièrement dans les rapports des agences des Nations Unies (UNICEF, OCHA, UNRWA) et en particulier dans le rapport du Comité des Nations Unies relatif aux droits de l’enfant, établi en collaboration avec des ONG telles que Defence of Children International-Palestine.
Du 01/01/2008 au 17/11/2023, 282 enfants de moins de 18 ans sont tués par l’armée israélienne ou les colons en Cisjordanie suivant OCHA et 16 286 sont blessés. Entre mars 2011 et juillet 2020, ce sont 352 enfants réfugiés palestiniens qui sont tués lors du conflit en Syrie. Au Liban aussi, les enfants sont confrontés à la violence, pris au milieu des tensions entre le Hezbollah et Israël ou entre les factions armées palestiniennes à l’intérieur des camps, comme à Ayn al-Hilwa.
Droits fondamentaux bafoués
Ce n’est pas seulement le droit d’être protégé des violences de la guerre qui est compromis mais plus généralement le droit à la santé, à l’éducation, le droit de s’épanouir.
Selon un rapport de la FAO publié en 2023, 28% de la population palestinienne est en situation d’insécurité alimentaire ; 1,2 million de personnes dans la Bande de Gaza et 353 000 en Cisjordanie ont besoin d’une assistance immédiate. Comment dans ce contexte assurer aux enfants une alimentation suffisante et équilibrée ? Le problème de malnutrition est aggravé dans la Bande de Gaza par le blocus de marchandises imposé par l’armée israélienne. Le droit d’être soigné est fragilisé par les difficultés d’accès aux soins, conséquence de la présence de barrages réduisant les possibilités de déplacement, en particulier lorsqu’il s’agit de soins spécialisés offerts seulement dans les hôpitaux des grandes villes de la Cisjordanie ou de Jérusalem. Au Liban, dans le contexte de la chute libre de l’économie, les familles sont incapables de se procurer des médicaments ou de participer au financement des soins pour les enfants souffrant de maladies chroniques ou de cancer.
Les sentiments de sécurité des enfants sont remis en cause également par les destructions de maisons, souvent dans le cadre d’expéditions punitives de l’armée. Gaza, Jérusalem Est, la vallée du Jourdain, les camps de réfugiés et les zones C en général, les campements des bédouins du Néguev en Israël même sont les zones les plus touchées par les démolitions d’habitations, entrainant des déplacements forcés. En 2013 par exemple les autorités israéliennes ont démoli 98 constructions à Jérusalem Est ; 298 personnes dont 153 enfants ont ainsi perdu leur maison. D’après le Comité israélien contre les démolitions de maisons (ICAHD) quelques 56 500 maisons auraient été démolies dans les territoires occupés entre 1967 et 2023. Si les conséquences sur la santé mentale des familles et en particulier des enfants ont été décrites dans le cas de Jérusalem et de Gaza (retrait, anxiété, symptômes somatiques, difficultés d’attention, comportement violent), on peut extrapoler en ce qui concerne par exemple les enfants du camp de Yarmouk en Syrie. L’UNRWA rapporte qu’en avril 2014, 63% des réfugiés palestiniens en Syrie ont été déplacés. Sur les 575 234 réfugiés palestiniens en Syrie si quelques 438 000 sont restés dans le pays, ils ont subi pour la majorité plusieurs déplacements intérieurs, tandis qu’environ 120 000 sont partis vers le Liban, la Jordanie, la Turquie, et de plus en plus vers l’Europe.
La maison et la famille sont théoriquement les deux piliers contribuant à créer autour de l’enfant une atmosphère propice à son développement ; non seulement sa maison peut être détruite ou perquisitionnée en pleine nuit par l’armée mais l’unité de la famille peut être remise en cause par les lois ou les mesures israéliennes séparant les familles. Le père et la mère se retrouvent parfois dans l’impossibilité de vivre ensemble, l’un vivant en Cisjordanie et l’autre en Jordanie, Jérusalem-Est, Gaza ou Israël, sans compter les emprisonnements arbitraires de membres de la famille qui peuvent durer plusieurs années sans jugement.
L’école est aussi un lieu où les enfants doivent se sentir en sécurité et profiter d’un enseignement de qualité. Les rapports annuels des Nations-Unies font état de tous les incidents qui remettent en cause cette possibilité : qu’il s’agisse de démolitions d’écoles, de fermetures imposées, d’attaques de l’armée autour et dans les établissements scolaires, de conditions difficiles d’accès aux lieux d’enseignement, l’armée multiplie les actions pour désorganiser la scolarité des élèves. Beaucoup doivent franchir des barrages de l’armée chaque jour pour se rendre à l’école. Les enfants de Hébron et des villages environnants doivent faire face régulièrement aux exactions des colons sur leur trajet vers l’école. La qualité de l’enseignement dans les écoles gouvernementales et les écoles de l’UNRWA est compromise par le manque de budget récurrent en Palestine comme au Liban ou en Jordanie. En Israël, le système éducatif est discriminatoire pour les Palestiniens israéliens. Les enfants palestiniens réfugiés de Syrie en Jordanie ou au Liban ne sont pas tous rescolarisés dans les pays d’accueil, faute de moyens, en particulier quand ils ne sont pas intégrés aux camps déjà existants. Sur les 44 000 enfants palestiniens arrivés de Syrie au Liban, seulement 58% ont pu intégrer une école de l’UNRWA en 2014 d’après une étude de la Lebanese American University, avec un taux important d’abandon scolaire pour les plus de 12 ans et des problèmes dus aux différences de curriculum entre les programmes de l’UNRWA adaptés aux pays d’accueil.
Des enfants en prison
Des publications régulières des agences des Nations-Unies et des ONG locales et internationales (Save the Children, Defence of Children International-Palestine -DCIP-) documentent un aspect particulièrement dévastateur des exactions de l’armée israélienne contre les enfants de moins de 18 ans : entre 500 et 1 000 mineurs palestiniens se retrouvent en détention dans les prisons israéliennes chaque année. La plupart sont en attente de procès et n’ont été accusés d’aucun crime. Il s’agit souvent d’enfants ayant lancé des pierres contre les soldats ou les colons, ou tout simplement ayant été là lors de confrontations avec l’armée. S’ils ne sont pas arrêtés sur place, ils sont arrachés à leur famille lors d’incursions nocturnes violentes dans leur maison. Ils sont alors menottés et ont les yeux bandés. Ils peuvent recevoir des peines allant jusqu’à 10 ou 20 ans d’emprisonnement, les prisons militaires et les centres de rétention étant souvent en Israël où leur famille ne peut pas leur rendre visite. Une étude de DCIP publiée en 2023 ayant porté sur 766 enfants détenus entre 2016 et 2022 montre que les trois quarts ont été maltraités dans les premières 48 heures de leur arrestation, que leurs parents n’étaient pas présents lors de leur interrogatoire et que les deux tiers n’ont pas été informés de leurs droits. En règle générale, les enfants n’ont pas accès à un avocat avant leur interrogation et sont soumis à des tribunaux militaires.
L’impact psychologique
Les conditions de vie des enfants palestiniens en Cisjordanie, à Gaza et dans les différents pays où ils sont réfugiés constituent des facteurs de risque cumulés susceptibles d’entraver leur développement cognitif et émotionnel. Certains, confrontés à des traumatismes graves, développent des troubles sérieux nécessitant une prise en charge psychiatrique ; les autres présentent souvent une fréquence accrue de troubles du comportement (hyperactivité, agressivité, irritabilité), de troubles émotionnels (problèmes de sommeil, troubles anxieux, peurs diverses, dépression, troubles psychosomatiques) et de difficultés d’apprentissage (difficultés de concentration, désinvestissement scolaire), réactions normales à une situation anormale. Une recherche de l’ONG Save the Children publiée en 2022 montre que quatre enfants sur cinq à Gaza présentent des troubles dépressifs et anxieux. Par rapport à une étude similaire menée en 2018 le pourcentage d’enfants rapportant ces symptômes est passé de 55% à 80% en 2022.
A côté des ministères concernés en Palestine, des grandes ONG internationales et des agences des Nations Unies, ce sont surtout les ONG locales qui sont mobilisées sur le terrain pour leur apporter le soutien approprié : Palestinian Counseling Centre, Guidance and Training Centre, Bethlehem Arab Society for Rehabilitation, Gaza Community Mental Health Centre en Palestine. L’UNRWA prend en compte les besoins en termes de santé mentale en Palestine et au Liban, de concert dans ce dernier pays avec les Family Guidance Centres, Najdeh et la Fondation Ghassan Kanafani. Mais les besoins psychosociaux restent immenses, et surtout les tentatives d’aider les enfants à dépasser leurs traumatismes sont régulièrement rendues caduques par les reprises des affrontements.
Le calvaire à Gaza
La fin de l’année 2023 marque un degré de plus dans le calvaire des enfants. La nouvelle guerre à laquelle est soumise la Bande de Gaza depuis le mois de septembre dépasse en violence tout ce que les familles ont vécu par le passé. Le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a déclaré le 6 novembre que Gaza est en train de devenir « un cimetière pour les enfants ».
De fait, entre le 7 octobre et la mi-décembre, quelques 5 500 enfants ont été tués par les bombardements israéliens incessants et les statistiques ne prennent pas encore en compte ceux qui sont toujours ensevelis sous les décombres de leur maison. En moyenne, un enfant meurt toutes les 10 minutes. Les enfants blessés se comptent aussi par milliers. Ni les hôpitaux, ni les écoles ne sont des abris sûrs : 300 écoles de l’UNRWA ont déjà été endommagées (et ont reçu pour certaines des bombes au phosphore blanc), les hôpitaux et leurs abords sont bombardés. Les services de santé maternelle et infantile sont gravement impactés ; alors que quelque 180 femmes accouchent chaque jour à Gaza, les hôpitaux et les maternités sont pour la plupart hors service, 45 centres de soins de santé primaire sont fermés. Dans un contexte où les conditions d’hygiène se détériorent de plus en plus, on peut s’attendre à une mortalité maternelle et infantile accrue et on voit mal comment les accouchements dans de tels conditions peuvent présumer de la mise en place d’une relation sécure avec la mère pour le nouveau-né.
Le blocus mis en place par l’armée empêche l’accès à l’eau, à la nourriture, aux médicaments, à l’électricité et au mazout qui ne sont délivrés qu’au compte-goutte en fonction du bon vouloir des Israéliens, dans le contexte de la punition collective imposée à la population. Au moins 1,7 millions de personnes ont déjà été déplacées, souvent plusieurs fois, errant d’une zone à l’autre pour éviter les quartiers ciblés successivement par les obus.
Il est difficile en cette fin d’année 2023 d’imaginer comment se terminera ce calvaire. Les opérations de l’armée israélienne se poursuivent et s’intensifient même à Gaza ; en Cisjordanie occupée les forces de sécurité et les colons ont déjà tué plus de 53 enfants palestiniens depuis le 7 octobre ; au Liban sud les Palestiniens des camps observent avec angoisse les échanges d’obus entre le Hezbollah et l’armée israélienne. Si de 1947 on garde la vision des réfugiés palestiniens installés sous des bâches par les organisations humanitaires puis par l’UNRWA, on gardera la vision des milliers de réfugiés massés à la frontière avec l’Egypte fin 2023, les familles sciant de minces poteaux de bois et tendant de fins films de plastique transparent pour dresser des abris de fortune sur le sable de Gaza.
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https://www.dci-palestine.org/arbitrary_by_default
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https://www.hrw.org/news/2023/11/22/israel/gaza-hostilities-take-horrific-toll-children
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https://icahd.org/2021/04/26/statistics-on-house-structure-demolitions-november-1947-march-2021/
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