Brève histoire de l'éthique militaire israélienne
L'armée israélienne (officiellement nommée Forces de défense israéliennes, FDI) s'est souvent enorgueillie d'adhérer aux normes morales les plus élevées et est régulièrement décrite par les dirigeants politiques et militaires israéliens comme "l'armée la plus morale du monde". Cette autoreprésentation est antérieure à la création des forces armées israéliennes et remonte à l'époque des forces paramilitaires du Yishuv sioniste, principalement la Haganah. La doctrine de la "pureté des armes"(tohar ha-nesheq) est l'une des principales composantes du code éthique qui a prétendument guidé les forces sionistes depuis cette époque. Bien qu'elle remonte aux années 1930, il n'est pas certain que cette doctrine ait été consignée. Elle est supposé recommander que la force ne soit utilisée que pour une cause juste et en cas d'autodéfense.
Un document écrit énonçant un code éthique pour l'armée israélienne semble plus récent. Rédigé par le professeur de philosophie israélien Asa Kasher, il a apparemment été en usage dans l'armée israélienne entre 1996 et 2001, date à laquelle il a été remplacé par un document plus souple et moins contraignant. Ce dernier, avec pour titre traduit en anglais "IDF Spirit" (l’Esprit des FDI), est décrit sur le site officiel de l'armée israélienne comme le "code éthique de Tsahal".* Il contient une section intitulée "La pureté des armes", qui stipule que les soldats n'utilisent pas leurs armes et la force pour blesser des êtres humains qui ne sont pas des combattants ou qui sont des prisonniers de guerre. Le document affirme également la valeur de la vie humaine et proclame que les êtres humains ont une valeur indépendamment de leur origine, de leur religion, de leur nationalité, de leur sexe, de leur statut ou de leur position. Cependant, malgré l'accent mis sur le fait que les soldats doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter de blesser des non-combattants, la section du code intitulée "Vie humaine" se concentre sur la vie des soldats et de leurs camarades et ne mentionne pas du tout la vie des non-combattants. Elle stipule qu'au cours des combats, les soldats "ne se mettent en danger et ne mettent en danger leurs camarades que dans la mesure où cela est nécessaire à l'accomplissement de leur mission".
Le "Code éthique" révisé
Le « IDF Spirit » n'est pas le seul "code éthique" mis en place par l'armée israélienne. Un autre code, conçu spécifiquement pour prendre en compte la lutte contre le "terrorisme", est détaillé dans deux articles publiés en 2005 par Asa Kasher (l'auteur du premier code) et Amos Yadlin, alors commandant du Collège de défense nationale d'Israël (l'institution qui dispense l'enseignement supérieur aux commandants militaires) et plus tard chef du renseignement militaire israélien. Les deux articles de Kasher et Yadlin énoncent les grands principes du "Code éthique" révisé et, surtout, les arguments tirés de la philosophie morale qui les inspire.
La principale innovation du code révisé concerne le "Principe de distinction". Ce principe régit les devoirs de l'État envers différents types de personnes dans le cadre de la lutte contre la "terreur". De manière plus significative, les principes énoncés par le code affirment que l'État est moralement tenu d'attacher plus d'importance à éviter les blessures aux combattants de l'État qu'aux non-combattants qui ne sont pas sous le contrôle effectif de l'État, même s'ils ne sont pas impliqués dans la "terreur". Les auteurs affirment explicitement que la prévention des dommages subis par les citoyens combattants doit être prioritaire par rapport à la prévention des dommages subis par les non-combattants. En cela, ils rompent avec des siècles de théorisation des règles de la guerre, puisque toute la théorie morale connue sous le nom de jus in bello (droit dans la guerre) établit une distinction cruciale entre les combattants et les non-combattants et donne la priorité au devoir d'éviter de nuire aux non-combattants par rapport au devoir d'éviter de nuire aux combattants.
En morale et en droit international, la distinction entre combattants et non-combattants repose sur deux fondements. Premièrement, les combattants se sont engagés intentionnellement dans des actes de violence et cherchent activement à mettre en danger d'autres personnes, perdant ainsi leur droit à la sécurité et à être « laissés » en paix ». Deuxièmement, les combattants sont armés, préparés au combat et capables de se défendre. Selon les conceptions dominantes de la théorie de la guerre juste et du droit international, ces distinctions placent les combattants dans une catégorie morale différente de celle des non-combattants. Ce principe moral est inscrit dans le droit international humanitaire, qui établit une distinction claire et sans réserve entre les combattants et les non-combattants, notamment dans la quatrième convention de Genève. En donnant la priorité à la vie des citoyens combattants sur celle des non-combattants qui ne dépendent pas du contrôle de l'État, les auteurs du code rompent sciemment avec ce principe moral et juridique. En d'autres termes, ils rejettent le principe moral et juridique selon lequel un État a toujours un plus grand devoir d'éviter de blesser les non-combattants que les combattants.
La principale considération avancée dans le "code éthique" israélien pour justifier la priorité donnée à la vie des combattants sur celle de certains non-combattants peut être résumée comme suit. En luttant contre le "terrorisme", l'État est engagé dans des actions militaires dans des zones qu'il ne contrôle pas. Dans ces zones, il y a un mélange de combattants et de non-combattants. Ce mélange n'est pas le fait de l'État qui mène les opérations militaires. Par conséquent, l'État ne devrait pas être tenu responsable si, à la suite de ses opérations militaires, il tue ou blesse les non-combattants qui se trouvent dans cette zone mixte. Cette tentative de justification ne résiste pas à l'examen, car elle n'est pas moralement pertinente. Si une personne, pour atteindre un objectif, en attaque une autre ou met sa vie en danger, sa responsabilité ou sa non- responsabilité sur le plan moral ne dépend pas de l'emplacement de sa victime. De même, le fait que l'État ne soit pas responsable de la présence de non-combattants dans une zone échappant à son contrôle n'a aucune incidence sur sa responsabilités morale à l'égard des non-combattants se trouvant dans cette zone.
Cette tentative de justifier le principe de distinction révisé qui s'applique à Israël en particulier pose un autre problème. Il est manifestement faux que les zones dans lesquelles les opérations militaires et "antiterroristes" israéliennes sont menées - principalement la Cisjordanie et la bande de Gaza - ne sont pas sous le contrôle de l'État. Ces zones sont sous occupation et contrôle militaires ininterrompus depuis juin 1967. Les situations d'occupation belligérante sont celles dans lesquelles l'État occupant contrôle le territoire en question ; par conséquent, cette tentative de justification est également en contradiction avec le droit international et les faits sur le terrain.
Implications du "Code éthique"
On pourrait faire valoir que les armées accordent toujours plus d'importance à la vie de leurs propres soldats qu'à celle des civils ennemis, et que le "Code éthique" de l'armée israélienne ne fait qu'énoncer un principe qui est déjà implicitement, sinon explicitement, adopté par toutes les institutions militaires. Cependant, lorsqu'un "code éthique" a été élaboré pour l'armée d'un État qui privilégie la vie de ses combattants par rapport aux non-combattants de l'autre camp, et ce pour des raisons prétendument morales, on peut s'attendre à ce que les conséquences de la mise en œuvre de ce code aient de lourdes implications. S'il est vrai que certains commandants militaires sont prédisposés à accorder plus d'importance à la vie de leurs compagnons d'armes qu'à celle des civils ennemis, le fait de leur fournir la couverture éthique nécessaire les encourage forcément à aller plus loin dans cette direction. Cela peut se produire tant dans la conduite militaire sur le terrain que dans les déclarations des commandants militaires ou des dirigeants politiques, comme le montrent certains exemples récents.
La conduite militaire israélienne et les témoignages de soldats depuis l'adoption du code montrent clairement que les pertes civiles sont disproportionnées. Lors de l'opération "Plomb durci", une vaste offensive terrestre, navale et aérienne menée par Israël sur la Bande de Gaza entre le 27 décembre 2008 et le 18 janvier 2009, 1 419 Palestiniens ont été tués, dont 1 167 non-combattants (82 % du total), selon le Centre palestinien pour les droits de l'homme. Parmi les non-combattants tués, on compte 318 enfants (22 % de l'ensemble des victimes et 27 % des non-combattants). Le nombre total de blessés s'élève à 5 300, dont 1 600 enfants (30 %). Des organisations de défense des droits de l'homme, telles que Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International, ont signalé des incidents qu'elles considèrent comme des violations graves du droit humanitaire international. HRW a documenté en détail plusieurs cas dans lesquels des civils palestiniens ont été tués par des soldats israéliens, concluant que les soldats israéliens n'ont pas pris les précautions nécessaires pour distinguer les civils des combattants avant de mener leurs attaques et, bien pire, que les soldats ont délibérément tiré sur des personnes qu'ils savaient être des civils. De même, un rapport d'Amnesty a constaté que certaines des attaques israéliennes étaient délibérément dirigées contre des civils ou des bâtiments civils dans la bande de Gaza, tandis que d'autres étaient disproportionnées ou sans discernement. Le rapport le plus exhaustif est celui de la mission d'établissement des faits des Nations unies sur Gaza (le rapport Goldstone), qui fait état de nombreux "homicides volontaires" et de cas où des "personnes protégées" (c'est-à-dire des non-combattants) ont été délibérément soumises à de grandes souffrances, ce qui constitue de graves violations de la quatrième convention de Genève. Selon le jugement des principales organisations internationales de défense des droits humains, l'assaut israélien sur Gaza a délibérément pris pour cible des non-combattants ou n'a pas pris les précautions nécessaires pour distinguer les combattants des non-combattants. Les campagnes militaires israéliennes ultérieures à Gaza en 2014 et contre les manifestants de la Marche du retour en 2018-2019, ainsi que les opérations militaires en Cisjordanie, présentent le même schéma de pertes disproportionnées parmi les non-combattants et d'attaques aveugles contre les civils.
Des conclusions similaires se dégagent d'autres campagnes militaires israéliennes. Sur le front libanais, lors du conflit de juillet-août 2006, quelque 1 200 Libanais non combattants et 49 combattants ont été tués par l'armée israélienne, contre 43 Israéliens non combattants et 119 combattants tués par le Hezbollah (soit un rapport de près de 30 à 1 entre les morts et les non combattants). Après ce conflit, les commandants militaires israéliens ont formulé ce qui est désormais connu sous le nom de "doctrine Dahiya", du nom de la banlieue sud de Beyrouth (al-dahiya al-janubiyya), un quartier résidentiel dévasté par les frappes aériennes israéliennes. Le général Gadi Eisenkot, alors chef du commandement nord de l'armée israélienne et plus tard chef d'état-major de l'armée israélienne, a déclaré que ce qui s'était passé dans le quartier Dahiya de Beyrouth en 2006 se produirait dans tous les villages d'où partiraient des tirs sur Israël. Il a déclaré que l'armée israélienne appliquerait une force disproportionnée dans les zones civiles et qu'elle considérerait ces zones comme des bases militaires. Bien qu'il n'y ait eu aucune indication officielle que la doctrine Dahiya soit devenue une politique militaire israélienne, Eisenkot a affirmé qu'il s'agissait d'un plan "approuvé", ce que corroborent certaines déclarations ultérieures de dirigeants politiques israéliens. En 2017, le ministre israélien de l'Education, Naftali Bennett, a déclaré que les infrastructures libanaises, y compris l'aéroport, les centrales électriques et les nœuds routiers, étaient des cibles de guerre légitimes. Il a ajouté qu’au cas où le Hezbollah lancerait des roquettes sur Israël, le Liban reviendrait au "au Moyen Âge". De même, l'ancien chef d'état-major israélien, Benny Gantz, qui a dirigé les assauts contre Gaza en 2012 et 2014, s'est vanté en 2019 lorsqu'il était candidat au poste de premier ministre d'avoir renvoyé "certaines parties de Gaza à l'âge de pierre".
Conclusion
Le discours public israélien a depuis longtemps tendance à célébrer la moralité de ses forces militaires et à considérer que l'armée israélienne est la "plus morale" du monde. Cependant, les versions successives des codes éthiques de l'armée israélienne démentent cette prétention car elles approuvent la violation du principe de distinction en droit international, qui donne la priorité à la vie des non-combattants par rapport à celle des combattants. De plus, ces violations de la morale ne se limitent pas à la doctrine officielle ; elles marquent le comportement de l'armée israélienne et sont approuvées par des personnalités politiques et militaires de haut rang.
- *. Le texte intégral du document était disponible sur le site officiel de l'armée israélienne jusqu'en 2014 mais n'était ensuite accessible que sur des versions archivées du site.